Écrit par Jonathan Gédéon
(dans le cadre de la rubrique Tout Kwen Ayiti de Radio Francophonie Connexion)
Ce 06 décembre 2025, le lycée Pinchinat de Jacmel célèbre ses 165 ans d’existence. 165 années durant lesquelles cet établissement a formé des générations d’Haïtiens.
Pourtant, derrière cette longévité apparemment glorieuse, se cache une réalité troublante que tout observateur attentif peut constater. Le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) a publié en octobre 2024 un document officiel intitulé « Manuel de Gestion et Règle Déontologique des Lycées de la République ». Ce manuel explique dans les moindres détails comment un lycée doit fonctionner, quelles sont les obligations de chaque acteur, comment les élèves doivent être évalués, quand les bulletins doivent être remis, combien d’heures les professeurs doivent enseigner. Il s’agit d’un texte officiel, contraignant, qui a force de loi. Or, la réalité quotidienne dans les lycées haïtiens viole systématiquement presque toutes les dispositions de ce manuel. Cette situation ne constitue pas un simple problème administratif mineur. Elle représente un échec massif qui condamne des milliers d’adolescents à une éducation au rabais et perpétue les inégalités sociales dans notre pays.
Pour comprendre l’ampleur du problème, commençons par la question des évaluations et des bulletins. Le Manuel de Gestion est extrêmement clair sur ce point. Il stipule textuellement que le Directeur du lycée doit « faire pratiquer l’évaluation continue des élèves en veillant à ce que les devoirs soient donnés chaque semaine suivant un calendrier de tests établi préalablement ». Relisez bien cette phrase : l’évaluation doit être continue, et les devoirs doivent être donnés chaque semaine. Ce n’est pas une suggestion, c’est une obligation inscrite dans le manuel officiel. De plus, le document précise que chaque professeur a l’obligation de produire « un rapport d’évaluation et de suivi des performances de ses élèves suivant un processus d’évaluation formative de l’apprentissage tout en ayant soin de remettre au Censeur les notes d’évaluation à la fin de chaque mois ». Autrement dit, tous les mois, le professeur doit remettre les notes de ses élèves au responsable pédagogique. Mais ce n’est pas tout. Le manuel va encore plus loin en précisant le délai exact dans lequel un professeur doit corriger les copies après un examen. L’article concerné stipule que le professeur doit assurer la « correction des copies des élèves à la suite des évaluations et remise des notes au Censeur dans un délai ne dépassant pas 72 heures ». Soixante-douze heures, cela signifie trois jours. Trois jours maximum après un examen, les copies doivent être corrigées et les notes transmises.
Maintenant, confrontons ces prescriptions officielles à la réalité vécue par les élèves des lycées. Dans tous ces établissements, les élèves ne passent que trois contrôles durant toute l’année scolaire. Trois contrôles espacés de plusieurs mois. Aucune évaluation continue, aucun test hebdomadaire, aucun suivi mensuel des performances. Déjà, cette pratique viole frontalement les dispositions du manuel. Mais le problème ne s’arrête pas là. Lorsque ces trois contrôles ont finalement lieu, les bulletins parviennent aux élèves avec des retards absolument scandaleux. Il n’est pas rare qu’un élève reçoive son bulletin du premier contrôle trois mois après avoir passé l’examen. Imaginez concrètement ce que cela signifie pour un élève. En décembre, il passe son premier contrôle de mathématiques. Il attend son bulletin pour savoir s’il a compris la matière, pour identifier ses erreurs, pour pouvoir les corriger. Mais voilà, il ne reçoit son bulletin qu’en mars. Entre-temps, le programme a continué, de nouveaux chapitres ont été vus, et l’élève a avancé dans le brouillard complet, sans savoir s’il maîtrise réellement les bases. À quoi sert alors ce bulletin qui arrive trois mois plus tard ? Il ne sert plus à rien pédagogiquement parlant. Il devient un simple papier administratif dénué de toute utilité pour l’apprentissage de l’élève.
Le problème des devoirs à domicile constitue un deuxième exemple frappant de la distance entre le manuel et la réalité. Toute personne ayant la moindre connaissance en pédagogie sait que l’apprentissage ne se fait pas uniquement en classe. Les devoirs à domicile jouent un rôle absolument crucial dans le processus éducatif. Ils permettent aux élèves de consolider ce qu’ils ont appris en classe, de pratiquer les exercices, de développer leur autonomie intellectuelle. Or, dans les lycées, les devoirs à domicile sont quasi inexistants. Très peu de professeurs en donnent régulièrement. Pourquoi cette situation ? La raison principale tient à une contrainte matérielle majeure : la surcharge dramatique des salles de classe. Dans certains lycées, on entasse 80, 90, parfois même 100 élèves dans une même salle. Maintenant, mettez-vous à la place d’un professeur qui enseigne dans 3 ou 4 classes de ce type. S’il décide de donner un devoir chaque semaine, cela signifie qu’il devra corriger environ 300, 400 copies par semaine. Matériellement, c’est impossible. Un professeur qui consacrerait seulement 10 minutes à corriger chaque copie mettrait 17 heures à corriger 100 copies. Multipliez cela par 3 ou 4 classes, et vous comprenez l’impossibilité pratique. Le manuel prévoit pourtant que « l’horaire hebdomadaire du professeur de l’enseignement secondaire est de 25 heures, 20 heures d’enseignement et 5 heures d’encadrement ». Ces 5 heures d’encadrement devraient théoriquement permettre au professeur de corriger les devoirs, de rencontrer les élèves en difficulté, de préparer ses cours. Mais comment peut-on encadrer efficacement 100 élèves par classe avec seulement 5 heures hebdomadaires ? Face à cette impossibilité matérielle, beaucoup de professeurs renoncent purement et simplement à donner des devoirs. Résultat : Les élèves des lycées n’ont pratiquement aucune occasion d’évaluer leur capacité en dehors des heures de classe, privant ainsi leur apprentissage d’une composante absolument essentielle.
La question de l’absentéisme des enseignants révèle un troisième écart considérable entre les normes officielles et la pratique quotidienne. Le Manuel de Gestion consacre toute une section à ce problème, section intitulée « Réprobation de l’absentéisme scolaire ». Le texte ne laisse aucune ambiguïté : « La pratique de l’absentéisme scolaire expose l’enseignant à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la mise en disponibilité sans solde, à la révocation pure et simple ou à la résiliation du contrat ». Plus loin, le manuel précise même qu’un « membre du Corps enseignant, qui s’absente pendant plus de 3 jours consécutifs sans autorisation préalable de ses supérieurs hiérarchiques, est considéré comme démissionnaire ». 3 jours consécutifs d’absence non-autorisée équivalent donc à une démission automatique selon le texte officiel. Pourtant, dans la réalité des lycées, on observe des situations absolument aberrantes. Certains enseignants se présentent en classe moins de 10 fois durant toute une année scolaire complète. Ces enseignants ne sont ni mis en disponibilité, ni révoqués, ni considérés comme démissionnaires. Ils continuent de figurer sur les listes de paie, de toucher leurs salaires, sans fournir le travail pour lequel ils sont rémunérés. Les grèves récurrentes, souvent justifiées par des revendications salariales parfaitement légitimes, paralysent également l’enseignement pendant des semaines voire des mois. Et voici le paradoxe le plus troublant : ces mêmes enseignants absents des lycées dispensent parallèlement des cours particuliers payants aux élèves qui cherchent désespérément à combler les lacunes accumulées. Comprenez bien la logique perverse de ce système. L’élève vient au lycée, établissement public gratuit financé par l’État, mais il n’y reçoit pratiquement pas de cours parce que son professeur est absent. Ce même élève doit alors payer ce même professeur pour recevoir chez lui, moyennant des finances, l’enseignement qu’il aurait dû recevoir gratuitement au lycée. Cette situation crée un système à deux vitesses où seuls les élèves dont les parents ont les moyens financiers de payer des cours particuliers peuvent véritablement apprendre. Les autres, issus de familles pauvres, accumulent les retards et finissent souvent par échouer aux examens officiels.
Au-delà de ces problèmes pédagogiques concrets, c’est toute la structure de gouvernance des lycées qui dysfonctionne. Le Manuel prévoit l’existence d’une instance appelée « équipe-école ou conseil d’administration ». Cette instance doit comprendre le Directeur du lycée, le Censeur, un représentant du corps professoral, un inspecteur de la zone, un représentant des élèves, un représentant des parents, le comptable du lycée, et d’autres acteurs encore. Le rôle de cette équipe-école est clairement défini : elle doit exercer « un droit de regard sur l’utilisation des frais de fonctionnement alloués aux Directeurs de lycée ainsi que sur la contribution scolaire ». Autrement dit, c’est une instance de contrôle démocratique qui doit surveiller comment l’argent du lycée est dépensé. Le manuel impose également au Directeur de « faire un rapport sur les sources et utilisations des fonds à la fin de chaque période scolaire ». Cette exigence de transparence financière vise à éviter les détournements et à garantir que l’argent collecté auprès des élèves serve réellement à améliorer les conditions d’enseignement. Dans combien de lycées cette équipe-école existe-t-elle réellement et fonctionne-t-elle conformément aux prescriptions ? Dans combien d’établissements les directeurs rendent-ils effectivement compte de leur gestion financière devant cette instance ? L’opacité qui entoure généralement la gestion des fonds dans les lycées suggère fortement que ces dispositions du manuel restent largement inappliquées.
Cette accumulation de dysfonctionnements produit une conséquence majeure et parfaitement mesurable : l’inégalité criante entre les élèves du secteur public et ceux du secteur privé. Prenons deux élèves de même niveau intellectuel, de même capacité de travail. Le premier fréquente le lycée Pinchinat, établissement public. Le second est inscrit dans un collège privé de qualité. Le premier subit trois contrôles par an avec des bulletins qui arrivent trois mois en retard, ne reçoit pratiquement aucun devoir à domicile, voit ses cours régulièrement interrompus par des grèves, assiste à des classes surchargées de 100 élèves où l’enseignant ne peut accorder aucune attention individuelle. Le second bénéficie d’évaluations fréquentes avec un retour immédiat sur ses performances, reçoit des devoirs réguliers qui sont corrigés et commentés, suit des cours sans interruption dans des classes de 30 élèves maximum où le professeur peut identifier et corriger ses difficultés spécifiques. Au bout de quatre années de secondaire, ces deux élèves passeront les mêmes examens officiels. Qui aura le plus de chances de réussir ? La réponse est évidente. Cette différence ne résulte pas d’une inégalité de talents naturels entre les deux élèves. Elle découle directement de l’inégalité des moyens et de la rigueur de gestion des établissements. Le sociologue français Pierre Bourdieu a démontré dans ses travaux comment l’école, loin d’être un ascenseur social permettant aux enfants pauvres de s’élever, reproduit en réalité les inégalités sociales existantes. Le cas haïtien illustre parfaitement cette théorie. L’école publique défaillante maintient les enfants des familles pauvres dans leur condition sociale d’origine, tandis que le secteur privé de qualité offre aux enfants des familles aisées tous les outils nécessaires pour consolider et perpétuer les privilèges de leurs parents.
L’indicateur le plus révélateur de cette situation demeure le choix des enseignants et administrateurs eux-mêmes concernant la scolarisation de leurs propres enfants. Aucun professeur de lycée, aucun directeur, aucun censeur n’inscrit ses propres enfants dans l’établissement où il travaille. Tous les placent dans le secteur privé. Ce constat n’est pas anecdotique. Il constitue le jugement le plus implacable sur la qualité réelle de l’enseignement public. Ces professeurs et administrateurs savent mieux que quiconque ce qui se passe réellement dans leurs établissements. Ils connaissent les retards des bulletins, l’absence de devoirs, l’absentéisme chronique des professeurs, la surcharge des classes. Et précisément parce qu’ils connaissent cette réalité, ils refusent d'y exposer leurs propres enfants. Ce comportement révèle une vérité brutale : même ceux qui sont censés faire fonctionner le système public n’ont aucune confiance en ce système.
En définitive, la célébration des 165 ans du lycée Pinchinat devrait être l’occasion d’un examen de conscience collectif plutôt que d’une simple commémoration festive. Le Manuel de Gestion et Règle Déontologique des Lycées existe. Il a été publié officiellement par le Ministère. Il expose avec une clarté remarquable comment les lycées devraient fonctionner. Son inapplication systématique ne révèle pas l’inadéquation des normes qu’il contient. Elle révèle l'absence totale de volonté politique de faire respecter ces normes. Tant que l’État haïtien n'exigera pas l'application effective de ce manuel, tant que les sanctions prévues pour l’absentéisme, le retard des bulletins et les autres manquements resteront lettre morte, tant que la reddition de comptes demeurera inexistante, les lycées continueront de produire l’échec massif et l’inégalité criante que nous observons aujourd’hui. L’anniversaire du lycée Pinchinat devrait marquer le début d’une exigence nouvelle de la part de tous les acteurs concernés : parents, élèves, société civile, autorités. L’exigence de transformer enfin les belles prescriptions du Manuel en réalités concrètes pour les centaines de milliers d’élèves qui franchissent chaque jour les portes des lycées en espérant y trouver les clés de leur avenir.
https://youtube.com/shorts/LkupUNnhu_A?si=pyZJCyTtpXVLT4OJ


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