UNE TRANCHE D'HISTOIRE JEREMIENNE: EN MEMOIRE DE L'AMI SOLON BALTHAZAR
En mémoire de l’ami Solon Balthazar
Par Eddy Cavé
eddycave@hotmail.com
Ottawa 28 décembre 2015
Dur destin que
celui de cet ami d’enfance hyperactif qui ne put jamais voir un ami, une simple
connaissance ou un parfait étranger en difficulté sans voler à son secours et
qui perdit totalement son autonomie dans les deux dernières années de sa
vie!
Destin étrange que celui de ce lycéen qui admira le romancier révolutionnaire russe Maxime Gorki au point d’en donner le nom à sa première fille et qui assista impuissant au naufrage annoncé de sa patrie d’origine!
Destin atroce que celui de ce nationaliste pur et dur qui dut finir ses jours en terre étrangère après avoir perdu tout espoir en ce pays déchiré entre une multitude de factions irréconciliables!
Destin inacceptable enfin pour ce Jérémien irrémédiablement déraciné et qui ne cessa jamais de parler de La Pointe, de La Voldrogue, de l’Anse d’Azur, des voyages en bateau, des soirées dansantes à Versailles ou des Fantaisistes de son ami Malou et qui n’eut d’autres refuges que le rêve et le souvenir d’une jeunesse heureuse! C’est certainement le cas pour moi-même aussi depuis que j’écris sur Jérémie, et il en sera probablement ainsi pour la plupart des proches qui liront ce texte.
Comme tous les jeunes révolutionnaires de notre génération, , Solon avait probablement trouvé dans le roman La Mère, de Maxime Gorki , l’exemple idéal du militantisme clandestin, dont il ne cessa jamais de parler, et les raisons de tout partager, en commençant par le risque. Sans doute portait-il en lui un sens inné de la générosité, mais je ne serais pas surpris qu’il ait développé, au contact de cet auteur favori de sa jeunesse, une tendance naturelle au partage. Solon partageait tout, même ce qu’il ne possédait pas, mais qui était à sa portée : son temps, l’argent, l’information, tout. Un homme d’une générosité que j’ai rarement vue.
Je n’oublierai
jamais ce dimanche de janvier 1969 où il est venu m’annoncer à
Port-au-Prince
son prochain départ pour le Canada. Il
était accompagné de Vernet Desrosiers et débordait d’enthousiasme comme à
l’accoutumée. « Il n’y a pas d’avenir
pour moi ici, m’a-t-il dit ce jour-là. Je pars pour le Canada et je ne te
laisse pas en arrière. Tu me donnes un CV et je m’occupe de te faire avoir un
permis d’enseigner au Québec. » Chose dite fut faite. Un an après, à l’été 1970, je débarquais à
Montréal muni de ce document qui m’aida grandement à obtenir mon statut
d’immigrant reçu au Canada. Je connais peu d’exemples du genre.
J’ai conservé
précieusement la photo ci-dessous prise dans ma cour à Ottawa en 1976,
lors d’une visite de Rosemont Magloire et de Gérald Vincent à Ottawa. Ma
fille Johanne assise à ses pieds avait alors trois ans.
Beaucoup d’eau a depuis coulé sous les ponts!
Le premier séjour à Montréal
Ma première
visite à mon arrivée à Montréal en 1970 sera pour lui. Il partage alors, rue
d’Iberville, un vaste appartement qu’il avait loué pour accueillir trois
anciens camarades de l’École normale
d’instituteurs de Port-au-Prince, feu Yvon Jonquille, de Port-de-Paix,
Jocelyn Escanin, de Saint-Louis du Nord, et Jacques Louis, de Gros Morne. Au
départ de ces amis, cet appartement devint le point de chute des Jérémiens de
notre génération. J’y retrouve Michel Décoste, Jean-Éric Parisien, Reine-Marie
Étienne, Serge Gilbert, Marcel Laviolette, de Jérémie, ainsi que des
non-Jérémiens, dont Josué Milord, des Cayes, Férus Jules, de Gros-Morne. Jean
Bélisaire, du Cap-Haïtien, et ses deux sœurs habitaient le même immeuble, et
Jeancau Parisien ne tarda pas à épouser Billa, la plus jeune.
De nombreux amis
nouvellement arrivés au Canada y passeront leurs premières journées qui se
terminent inévitablement à la Case à rhum, sur l’île Sainte-Hélène, ou à la
boîte haïtienne Chez Tonton, boulevard La Jeunesse. Chaleureux, exubérant,
Solon est à la fois maître des lieux, mentor, guide, conseiller bénévole en
immigration… et en loisirs. C’est à
cette époque que je fais la connaissance de Mama et de sa sœur Nicole Dubuisson
arrivée à Montréal peu de temps après moi.
Mon fils Martin et mon filleul Marcus en 1983 |
C’était l’époque où même les enfants s’habillaient en trois-pièces!
Après un bref
début dans les assurances à Montréal, je suis recruté par la Banque du Canada
au début de l’été 1971. Je m’installe
donc à Ottawa, tandis que Solon émigre aux États-Unis et se fixe à New York où
il combine travail, études en éducation et vie de famille. En 1975, estimant sa mission achevée dans
cette ville qui ne répond pas tout à fait à ses attentes, il se rend aux
arguments de Michel Décoste qui lui suggère de revenir au Canada et de
reprendre sa carrière d’enseignant à Ottawa.
Il y restera jusqu’à sa retraite en 2003.
La tranche de vie passée à
Ottawa
Dès son arrivée à
Ottawa, Solon reconstitue le cercle des vieux amis d’enfance de Jérémie, invite
à souper, prépare lui-même certaines spécialités jérémiennes comme le kabich et
le konparèt et fonce dans l’activisme. Il prend part à toutes les initiatives où il y a de l’action,
des débats d’idées et la moindre place pour la polémique. En moins d’un an, il
connaît, comme disait un de nos amis, la moitié de la communauté haïtienne et
l’autre moitié le connaît… au moins de nom.
Le jour de la première communion de Marcus à Ottawa en 1983 |
Avec sa taille
imposante, son timbre de voix unique et
sa disponibilité de tous les instants pour les compatriotes dans le besoin, il
s’impose partout où il passe. Élégant, danseur infatigable, causeur à la verve
intarissable, il aime les grosses voitures américaines et est toujours prêt à
prendre la route. Que de péripéties n’a-til pas ainsi vécu avec Gertha et
Michel Décoste, Jean-Marie et Reynold Cavé, moi-même!
Nous
étions tous à la 1ère communion de Marcus : Papi René, Mamie Renée, Nicole,
Kikie, Vanni, Lubmia, Johanne, Martin,
Hana. Michel et Gertha, Reynold et Guerda (deux photos prises 30 ans plus tard)…
Dans la communauté haïtienne de la région, on le retrouve dans l’organisation de toutes
les activités culturelles et récréatives, le comité de rédaction des revues Mapou et Kalfou, dont plusieurs des fondateurs l’ont devancé dans l’éternité : Claude Berthaud, dès 1991, Serge Augustin en 2014. Durant la série de manifestations organisées à Ottawa au début des années 1980 pour forcer la Croix rouge internationale et les medias canadiens à dissocier le nom d’Haïti de la campagne de sensibilisation aux méfaits du SIDA, on le retrouve jour après jour sur la ligne de front,
Deux autres souvenirs des années 1983 et 1984 |
Ce qui mérite
d’être souligné de ces 28 années passées à Ottawa, c’est surtout l’énergie
extraordinaire qu’il a consacrée à mener de front ses activités
professionnelles, communautaires, récréatives
et politiques. Belliqueux de nature, il s’est brouillé avec de nombreux
amis et compagnons de route, mais il n’a
jamais cessé de se battre pour défendre le nom d’Haïti à toutes les tribunes.
De même, il a assisté
inlassablement les compatriotes
confrontés à des menaces d’expulsion du Canada, en proie à des problèmes divers
ou désemparés devant le manque d’intérêt de leurs enfants pour leurs
études. Il a ainsi rendu de précieux
services à sa communauté.
Le retour à Montréal
Dans
l’intervalle, Mama a obtenu sa licence en droit à Ottawa et s’est inscrite au
Barreau du Québec. Le couple revient en 2003 à Montréal, une grande ville où il
se passe beaucoup plus de choses qu’à Ottawa.
C’est durant cette période que nos rapports ont commencé à s’espacer,
chacun courant des lièvres différents. Tandis que confiné dans la
capitale-village d’Ottawa où, en semi-retraite, je commençais une carrière
tardive d’écrivain, le couple prenait racines dans la métropole dont ils n’avaient jamais cessé de
rêver : meilleures perspectives pour Mama sur le plan professionnel, vie culturelle plus intense, plus large choix
d’activités communautaires. Sans parler des soirées de konpa avec orchestre ni
des multiples occasions de débats politiques et idéologiques où le ton monte
pour ne s’arrêter qu’au bord de la rupture.
Les dernières années de sa
vie à Montréal
Pour un activiste
de l’étoffe de Solon, la retraite ne saurait être une période de repos à
partager entre la lecture, les loisirs et la famille. Au contraire, elle lui
permet de consacrer plus de temps aux activités qui lui plaisent le plus,
notamment tout ce qui avait trait à Jérémie, la politique et la promotion de la
culture haïtienne en général. Tous les Jérémiens de notre génération qui sont
de passage à Montréal tiennent à lui rendre une petite visite ou veulent avoir
de ses nouvelles. On le rencontre, en
compagnie de Mama, aux diverses activités de la communauté jérémienne, aux
veillées mortuaires, aux
funérailles et messes de Requiem
chantées pour des compatriotes du cercle d’amis, en particulier les Jérémiens,
et il ne passe jamais inaperçu.
A la rencontre
annuelle organisée en faveur du frère Charles en 2013, il avait tenu à accompagner,
en dépit de ses inquiétants problèmes de santé, son ami d’enfance Eddy Maurice
venu spécialement de New York pour la circonstance.
Maxon Charlier et sa mère Ghislaine Rey Charlier |
De haut en bas: Michel Fignolé, Dominique Luc, Jean-Eric Parisien |
Sur les plans
politique, idéologique et personnel, Solon et Mama étaient très proches des
Charlier qui défendirent jusqu’au bout les idées du grand militant communiste
que fut Etienne Charlier. Ils assistèrent autant qu’ils le purent Maxon et
Ghislaine qui me parla toujours d’eux avec énormément d’affection.
À toutes les occasions où Solon jugea nécessaire de faire acte de présence, Mama et Marcus étaient à ses côtés, manifestant un dévouement en tous points exemplaire. On les a ainsi revus aux funérailles d’Anne-Marie Augustin, puis de son mari Papi Jo, l’ancien prêtre Joseph Augustin, deux grands amis.
Dans les meilleurs comme dans les pires moments de sa vie, il n’a jamais cessé de parler des amis laissés en Haïti, établis sous d’autres cieux ou disparus sous la dictature. Je les cite de mémoire : Élie Noël, Joseph Robert, Toupa et Anariol Joseph, Fabien Raphaël, les frères Laurent et Jean-Marie Eustache, Érick Pierre, Roger Laforest, Myrna Beauboeuf, Serge Pintro, Jean Lavalas, Frantz Bazile, Jean-Claude Alexandre, Jean-Robert Charlot, Eddy Maurice, Vernet Desrosiers, Jean Alcide, Tizi Edmond, Boyo Richard, Gogo Jacob, Renel Azor, Barnave François, Belgé et Élienne Tabuteau, Mireille et Toto Chéry, les frères Clédanor.
Des noms que je ne me lasse jamais d’entendre et qui aujourd’hui encore résonnent à mes oreilles comme s’il les prononçait lui-même. Et pour des raisons très différentes, dans chaque cas : Il y avait aussi Dominique Luc, martyr de la dictature de Duvalier père, qui fut pour lui une sorte de modèle; le pittoresque TiMichel Fignolé, un de ses premiers compagnons jérémiens à Montréal; son frère Janko Parisien arrivé un an après lui à d’Iberville et qu’il présenta à Billa.
Si, comme le
disait Cicéron, la vie des morts consiste à survivre dans l’esprit des vivants,
tu continueras à vivre ici-bas tant que vivront tes proches, tes amis, tes
compagnons de lutte, les inconnus que tu as aidés, ceux qui liront cette page
diffusée sur l’internet comme une bouteille lancée à la mer.
Que ton âme repose en paix!
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Les amis qui ont vécu avec Solon les
belles années des Fantaisistes de Jérémie
et des sérénades de Malou trouveront un baume à leur tristesse dans cette photo
de la Collection Renel Azor prise dans les années 1960.
On y reconnaît de gauche à droite : le guitariste Jean Lindor (Kal Karèt); le batteur Miguel (Manman Kanson), le propriétaire du Cub,
Antoine Jean (Tatann); le manager du groupe Benoît Chéry (Gwo Benn); le chanteur Renel Azor ( qui
aimait tant les musiciens de Nemours qu’on le rebaptisa Duroseau); le-chanteur Malou, l’accordéoniste Fritz
Henri (Ti Fito). Au premier plan
: le tambourineur Louperou et le fameux Gogo
Bòs Benn, qui se passe de présentation.
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